C’est la rentrée: on reprend du bon pied avec une magnifique interview d’Emmanuelle Araujo. J’ai été très touchée en la lisant… Son parcours, que d’aucuns diraient non linéaire, est d’une authenticité, d’une richesse et d’une cohérence hors du commun.

 

Bonjour Emmanuelle, comment te décrirais-tu ?

Bonjour ! Cette question est difficile pour moi. Je n’aime pas les étiquettes et j’ai l’impression d’être en évolution permanente, alors me définir c’est compliqué ! Quand je fais ça j’ai la sensation de m’enfermer dans une boîte et je n’ai pas envie. Qu’est-ce que je peux dire ? J’ai 31 ans. J’adore vivre, apprendre, comprendre, faire des liens entre les choses, développer de nouvelles façons de voir le monde, expérimenter, créer, ressentir des sensations et des émotions, écrire, lire, parler, écouter, rencontrer, contribuer, aimer.

 

Ton projet professionnel ne s’est pas construit en un jour. Peux-tu nous partager quand et comment il a émergé ? 

Le terme de « projet professionnel » me semble un peu restrictif, je dirais plutôt que je construis ma vie, dans son ensemble, au fur et à mesure. Pour refaire mon parcours : j’adorais étudier et j’aimais particulièrement les animaux, alors j’ai fait une fac de bio. Puis comme la façon de les étudier là-bas c’est de les couper en morceaux, j’ai bifurqué en biologie végétale, parce que j’étais moins gênée de disséquer un petit pois qu’une souris. En troisième année j’avais la trouille de me spécialiser, toujours la peur de m’enfermer dans quelque chose, alors j’ai pris ce qui me semblait le plus large : l’écologie. Ca m’a bien plu, j’ai enchainé avec un master. Puis avec un doctorat.

 

Tu te destinais à la recherche ?

Oui. Mais pendant ma thèse je m’ennuyais et mon côté militante me titillait, alors j’ai rejoint François Ruffin dans son journal Fakir[1]. J’ai beaucoup appris grâce à ça. Surtout, je suis sortie d’une espèce de tour de verre où l’on se flattait l’égo sans changer grand-chose à l’ordre du monde, alors que la crise écologique s’étalait chaque jour sous nos yeux.

Je croyais que la recherche me permettrait d’être en première ligne pour agir, mais non. Pour moi le problème était politique. Alors avec Ruffin et les autres de Fakir, on faisait de l’enquête sur les sujets écologiques et sociaux, on allait parler aux PDG en assemblées d’actionnaires[2], on vivait l’aventure de Merci Patron ![3]

 

Tu es passée de la recherche à l’activisme ?

Journalisme et activisme on va dire. Toujours en gardant un esprit critique et une curiosité insatiable. Je n’avais pas envie d’être de la chair militante. Et puis j’avais besoin d’explorer d’autres horizons, après toutes ces années d’école et d’université, alors je suis partie. Mon nouveau dada : l’éducation à l’environnement. J’ai été très influencée par le bouquin de Louis Espinassous, « Pour une éducation buissonnière ». Ca a été mon premier déclic sur l’importance cruciale de l’éducation. Je suis devenue animatrice nature dans une asso, j’emmenais les enfants hors des salles de classe pour leur offrir le dehors et la connexion directe avec les éléments naturels. Le travail était top mais les conditions moins. J’ai fini par faire un burn-out qui m’a stoppée net.

 

Comment t’en es-tu sortie ?

J’ai tellement de plaisir à vivre que je ne pouvais pas rester bien longtemps allongée sur un lit à larmoyer. Cette étape a quand même été très importante, elle m’a permis de me questionner en profondeur sur moi-même. Je me suis rendue compte que dans mon envie de sauver le monde, j’avais oublié quelqu’un au passage : moi. Mon corps me l’avait rappelé brutalement. Je me suis de plus en plus tournée vers l’intérieur, en introspection. Et j’ai accepté de me faire aider pour aller mieux, pour guérir ce que j’avais à guérir.

 

Tu as développé de nouveaux projets ensuite ?

Oui. J’ai commencé par faire une formation en traction animale, avec des chevaux de trait. J’avais besoin de ralentir le rythme, de contact avec la nature et aussi de me prouver que j’étais autre chose qu’un cerveau, que je pouvais faire des choses avec mon corps. J’ai adoré. Mais ça ne me semblait pas réaliste d’en vivre (même si je crois que c’est possible, je ne voudrais pas décourager des gens qui en ressentent l’élan !). L’éducation continuait à m’intéresser. J’avais lu Alice Miller (C’est pour ton bien) et Olivier Maurel (Oui la nature humaine est bonne ! Comment la violence éducative ordinaire la pervertit depuis des millénaires), une sacrée prise de conscience. Dans mon travail d’animatrice nature, j’avais été frustrée d’offrir si peu de liberté aux enfants. Alors j’ai commencé à imaginer une école inspirée des écosystèmes : multi-âge, ouverture sur le monde, interactions avec les gens, les assos, l’environnement naturel… Quand un jour j’ai vu une vidéo de Ramïn Farhangi qui ouvrait une école démocratique à Paris (l’école dynamique[4]). Le choc : on pouvait libérer les enfants encore plus que ce que j’imaginais et carrément les traiter à égalité avec des adultes. Aussitôt, j’ai décidé de créer une telle école. Je l’ai appelée l’école joyeuse[5].

 

Est-ce qu’elle a ouvert ?

Malheureusement non. Après 1 an et demi de portage, le projet n’a pas abouti, pour de multiples raisons (finances, contexte rural, constitution d’une équipe…).

 

Tu es revenue au point de départ ?

Je suis passée par une phase de deuil. C’était pas rien d’avoir mis toute mon énergie et mon temps dans un projet pareil. Trop d’énergie, d’ailleurs. Le burn-out n’était encore pas loin. J’ai poursuivi le recentrage sur moi, notamment grâce à la communication non-violente (CNV). Lors du premier stage que j’ai fait en CNV, j’ai pris conscience de la relation très dure que j’entretenais avec moi-même. J’ai appris petit à petit à m’apporter plus de douceur et de bienveillance. C’est un merveilleux chemin, qui ne m’empêche pas de contribuer au monde, mais à partir d’une autre énergie.

 

Et aujourd’hui, où en es-tu ?

Je fais plein de choses, dont le point commun est d’être en accord avec le respect de moi-même, de mon corps et de mes limites. Je me suis lancée dans l’aventure entrepreneuriale en m’installant comme facilitatrice relationnelle. J’accompagne les couples[6], je les aide à s’écouter, se comprendre, communiquer. Cette année, je compte élargir cette activité en proposant des ateliers de groupe inspirés de la CNV (https://facilitationrelationnelle.wordpress.com).

 

Tu mènes donc désormais une carrière d’entrepreneuse ?

Oui, mais pas seulement. Je crois que quand on n’a pas grandi dans cet état d’esprit – et qu’on n’a pas le compte en banque garni – entreprendre est assez compliqué. Il y a tout un discours hyper valorisant autour de ça, mais j’ai déchanté. Aujourd’hui je ne considère pas que ce soit la panacée. J’y suis très libre, mais aussi très précaire. Et j’ai beaucoup d’efforts à fournir pour récolter d’hypothétiques fruits. J’ai pris un petit boulot à côté, pour m’assurer un minimum de salaire. Je suis plutôt contente de ce que j’ai trouvé : médiatrice culturelle dans un musée. C’est sympa, même si je me retrouve confrontée à des violences éducatives des encadrants avec les enfants. Parfois, je vais pleurer en cachette, parce que c’est dur à supporter. Je suis devenue extrêmement sensible aux violences en général.

 

Cela semble éloigné de ta formation initiale en écologie. Où en es-tu par rapport à ça ?

Pour moi, à la source de la crise écologique, sociale, démocratique, tout ce qu’on veut, il n’y a finalement qu’une chose : la façon dont nous traitons les enfants. C’est la clef, j’en suis persuadée. Et, paradoxalement, c’est aussi la boîte noire, celle dont on ne discute pas dans les débats politiques. C’est pourtant une question cruciale de notre temps, à laquelle nous avons l’impératif de répondre si nous voulons réellement transformer la société pour que notre espèce survive dans un environnement habitable. L’immense majorité des enfants sur la planète – y compris en France – est traitée avec une grande violence. Et ensuite on s’étonne des comportements violents des adultes !

 

Comment agis-tu sur cette question ?

Je me déplace pour donner une conférence sur ce thème (elle est accessible en ligne en plusieurs parties[7]). J’aimerais continuer de la faire tourner en France, pouvoir toucher un large public. La conférence évoluera sans doute, en même temps que moi, mais l’essentiel du message va demeurer. C’est un message de prise de conscience et d’amour. Et puis je continue de m’impliquer bénévolement dans le fabuleux mouvement pour l’éducation démocratique (Eudec France[8]).

Je viens également de prendre un nouveau poste à mi-temps cette rentrée : assistante d’éducation dans un lycée agricole, en internat. J’ai envie d’être sur le terrain, pour encore mieux comprendre, pour proposer des solutions pertinentes, pour changer les choses de l’extérieur et de l’intérieur. En parallèle je poursuis une formation approfondie en CNV. Je suis enthousiaste à l’idée que les deux vont se nourrir mutuellement. Et nourrir aussi un bouquin sur tout ça, que j’ai commencé à écrire. C’est mon autre grand chantier de l’année.

 

Que recommanderais-tu à ceux qui chérissent un rêve, quels conseils prodiguer à ceux qui n’osent pas ?

Je sais que c’est difficile d’oser sortir des sentiers battus, il y a mille raisons qui font qu’on a été conditionné à croire qu’il n’existe qu’un seul chemin, qu’une seule bonne réponse, que les autres savent mieux que nous ce qui est bon pour nous. Et qu’on risque le pire en essayant autre chose. Il y a comme une fatalité à se dire que nos rêves sont inaccessibles. Pourtant, je nous crois beaucoup plus libres que nous le pensons. L’important, je le dis à la fin de ma conférence : surtout, prenez soin de vous. Cela me fait rire parce que je ne savais pas ce que ça voulait dire quand on me disait ça avant, je ne savais pas comment faire. C’est te dire le degré de déconnexion que j’avais avec mon corps et mon cœur ! Alors je dirais : écoutez votre corps, il sait. Même si ça ne plaît pas forcément à votre tête. Ecoutez vos émotions, autorisez-vous à les sentir, à vous laisser traverser. Ne vous forcez pas à essayer d’être heureux, cherchez plutôt votre vérité. Ne vous sacrifiez pas pour les autres ou une cause, le moyen importe autant que la fin. Il existe énormément d’outils maintenant, de personnes aussi qui peuvent vous aider. Autorisez-vous à utiliser ces soutiens, ces béquilles. Quand vous aurez réappris à marcher seul.e, vous pourrez vous en passer. Vous êtes des êtres magnifiques mais vous avez été blessés durant votre enfance, alors prenez-vous dans vos bras avec toute la tendresse du monde.

Merci pour l’inspiration !

A bientôt, ici ou ailleurs 🙂

[1] http://fakirpresse.info/

[2] https://www.youtube.com/watch?v=QiOI0KjjVao

[3] http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=243117.html

[4] http://www.ecole-dynamique.org/

[5] https://ecolejoyeuse.wordpress.com/

[6] https://ecologieducouple.wordpress.com/

[7] https://www.youtube.com/watch?v=lrJdQMHSzQA&list=PL83ojiC1QZWTM4ZesXybtRMUHwzJVWtWP

[8] http://www.eudec.fr/

 

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